
Président de l’Alliance des Démocrates pour un Développement Intégral (ADDI), membre de la coalition de l’opposition la C14 qui conteste le pouvoir de Lomé depuis le 19 Août 2017, le Professeur Aimé Tchabouré Gogué se prononce dans cette interview exclusive réalisée par le site panafricain, www afrique-news.info(AFN), sur la situation politique du Togo notamment la feuille de route de la CEDEAO, la reprise des travaux de la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) et le refus du Parti National Panafricain (PNP) de participer aux nouvelles manifestions que projette la C14. Lecture
AFN: Bonjour Président, un an après les événements du 19 Août 2017, quel bilan faites-vous de la lutte que vous et les autres membres de la C14 aviez engagée ?
L’appel du PNP avec Tikpi Atchadam qui a conduit à la manifestation du 19 août 2017, a permis à la lutte du peuple togolais pour plus de démocratie de prendre une plus grande ampleur. Quelques jours avant cette date, personne ne savait que le peuple Togolais pouvait encore se mobiliser aussi nombreux pour une manifestation de l’opposition. Le régime togolais est maintenant plus connu sous son vrai visage sur le plan international : un régime dictatorial qui s’appuie sur la violence brute des milices et d’agents de force de défense et de sécurité pour s’incruster au pouvoir. Les réformes constitutionnelles limitant le nombre de mandats du Président de la République, retenant le mode de scrutin majoritaire uninominale à deux tours pour l’élection présidentielle ainsi que la recomposition de la Cour constitutionnelle notamment, deviendront une réalité avec la nouvelle constitution.
Cependant, il reste encore des points sur lesquels les discussions pourront aboutir à des avancées pour non seulement l’opposition mais aussi pour la population et la démocratie. Exemple : à partir de quand cette limitation de mandat ; les prérogatives et les modalités de désignation du Premier Ministre ; la recomposition et le mandat de certaines institutions de la République ; etc.
Mais la question qui se pose est de savoir si nous avions besoin de ces manifestations pour obtenir ce qui est ci-dessus énuméré ? Avions-nous besoin que plusieurs Togolais sacrifient leur vie, leur tranquillité d’esprit, ou être blessés, estropiés ou exilés pour cela : ma réponse est catégoriquement non.
AFN: La situation semble s’enliser malgré l’implication de la CEDEAO. Comment expliquez-vous cet état de chose alors que tout le monde avait placé son espoir en cette institution. N’avez-vous pas l’impression d’être victime d’un complot qui ne dit pas son nom ?
Vous avez certainement raison de parler d’enlisement de la situation politique. La C14 a choisi comme toujours la stratégie de la non-violence. Malgré les expériences des multiples dialogues passés entre les protagonistes politiques du Togo, l’opposition représentée par la C14 a accepté une fois de plus de s’engager dans un autre dialogue ? Il faut le rappeler, ce dialogue a été initié par la CEDEAO lors d’une réunion de la CEDEAO à Niamey en 2017 ; réunion au cours de laquelle le Président de la République en avait discuté avec d’autres de ses collègues de la Communauté. Nous avions cru et nous croyons que la crédibilité et le sens de responsabilité des Facilitateurs désignés par la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO seront une garantie sérieuse pour le succès de ce dialogue et la mise en œuvre effective des décisions.
Nous croyons que vous êtes informés que la C14 a clairement exprimé son insatisfaction sur les résultats actuels de la facilitation. Cependant comme la C14 le répète : cela ne veut pas dire que nous n’avions plus confiance en la CEDEAO. Nous sommes très conscients du calendrier très surchargé des deux Chefs d’Etat qui jouent le rôle de facilitateurs pour la résolution de la crise togolaise. Nous attendons d’ici quelques jours leurs réponses à nos interrogations.
Les Togolais doivent continuer à avoir confiance en cette institution. Pour le moment nous ne pensons pas être victimes d’un complot. Comme il nous a été expliqué lors de la réunion du Comité de suivi le 10 septembre dernier, ce Comité a pour mandat de faire l’évaluation de la mise en œuvre de la feuille de route et de rendre compte aux deux Facilitateurs à qui il revient la responsabilité de trouver des solutions aux problèmes qui se posent éventuellement. Il est évident que des questions que nous avions posées depuis longtemps sont demeurées sans réponse. Nous avions soulevé les mêmes problèmes lors de notre rencontre avec le Président de la Commission de la CEDEAO le 8 août dernier. Il s’agit plus spécifiquement de la mise en œuvre des mesures d’apaisement ; de la nécessité de disposer d’un chronogramme pour les réformes constitutionnelles, institutionnelles et électorales ainsi que pour l’organisation d’élections transparentes, équitables et crédibles ; de la composition et du fonctionnement de la CENI. Il est normal qu’à travers la C14, le peuple togolais exprime ses inquiétudes sur ces lenteurs de la Facilitation à trouver rapidement des réponses idoines à nos préoccupations et ce d’autant plus que pour une solution durable de la crise togolaise, la feuille de route fait l’impasse sur d’autres réformes.
AFN: Depuis la publication de la feuille de route de la CEDEAO, beaucoup se posent une question. Aviez-vous pris connaissance du contenu de la feuille de route avant sa publication ou non ? Quand on sait que vous étiez, (une délégation de la C14) à Accra auprès du président Ghanéen, un des facilitateurs quelques jours avant cette feuille de route ?
C’est très clair : nous n’avions pas eu connaissance de la feuille de route ni avant son adoption ni avant sa publication. En plus du Président de la République du Ghana, nous avions rencontré le Président de Guinée, deuxième Facilitateur, quelques heures avant le débat sur la feuille de route par la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO à Lomé. En rencontrant les deux Facilitateurs avant le Sommet de la CEDEAO du 31 juillet, nous avions voulu faire du lobbying en explicitant mieux nos demandes.
Pourquoi contrairement au 19 février où vous aviez pu obtenir la suspension des activités de la CENI par la CEDEAO, depuis le 31 juillet vous n’arrivez plus à faire arrêter le train de la CENI par cette même CEDEAO ? Y a-t-il des non dits ?
La suspension des travaux de la CENI avait été décidée en février, lors d’une des séances de travail présidée par le Président Nana Akufo ADDO à Lomé. Nous avions signalé aux Facilitateurs que la CENI a repris service après le 31 juillet. Malheureusement nous n’avions pas encore eu de réponse de leur part. Nous attendons l’arrivée des facilitateurs à Lomé pour une décision relative aux activités en cours de la CENI.
La poursuite des travaux à la CENI est une mauvaise interprétation par le régime de la feuille de route qui semble avoir une fixation sur la date du 20 décembre. Le Gouvernement a effectivement considéré l’adoption et publication de la feuille de route comme le coup de sifflet de départ pour l’organisation des élections législatives le 20 décembre 2018. Pour le Gouvernement il fallait éviter tout retard. La C14 reconnaît que la date du 20 décembre est retenue par la feuille de route pour les élections législatives. Elle est prête à contribuer au respect de cette date. Voulant l’alternance, la C14 n’a aucun intérêt à retarder le processus pour des raisons irrationnelles.
Mais il faut reconnaître que La fixation de la date du 20 décembre 2018 n’a pas été précédée d’une évaluation des besoins et/ou une étude de faisabilité technique. C’est pourquoi la C14 insiste sur la nécessité d’un accord sur le chronogramme de la mise en œuvre de la feuille de route (réformes et élections).
Le principal point de désaccord sur cette feuille de route reste la recomposition paritaire de la CENI.
En quoi selon vous, cette recomposition en elle seule constitue une solution à la bonne organisation des élections au Togo ?
Il est utopique de croire que la recomposition de la CENI seule règle le problème d’organisation de bonnes élections dans le pays. Pour la CENI, il ne s’agit pas uniquement de sa recomposition et de celle de ses démembrements. Nous sommes aussi préoccupés par la Présidence de la CENI et des CELI ; de l’assistance du Gouvernement à la CENI.
Les attributions de la CENI devraient être également revues de manière consensuelle. La CENI devrait être responsable de tout le processus électoral. Il s’agit notamment des listes électorales ; du calendrier électoral et de la convocation du corps électoral ; du découpage électoral ; des acquisitions ; de la logistique ; de la formation ; de la sensibilisation ; de la gestion des observateurs nationaux et internationaux ; etc. Comme vous le voyez, la recomposition de la CENI constitue un début important pour l’organisation de bonnes élections au Togo. Mais elle est loin de constituer le gage pour la transparence, l’équité et la crédibilité des élections dans le pays.
AFN: Dans le cas où jusqu’au 1er Octobre prochain rien n’est fait pour arrêter la CENI dans son élan et que le recensement tel que prévu commence à cette date. Quelle consigne votre parti ADDI donnera à ses militants ? Sortir se faire recenser ou boycotter le processus ?
Si rien n’est décidé avant le 1er octobre concernant la CENI, la C14 dont fait partie l’ADDI, avisera et donnera des consignes très claires à la population. N’allons pas vite en besogne. Il n’y a pas d’élections parfaites. Mais il y a de mauvaises élections. Ce sont celles conduites avec un cadre électoral biaisé et contesté dès le départ. Le cadre électoral togolais actuel en est un. Les bonnes élections, par contre sont celles dont les règles de jeu et les résultats sont acceptés par tous. La CEDEAO vient de doter le Togo d’une feuille de route qui tient la route. Il vaut mieux prendre le temps et les moyens qu’il faut pour sa mise en œuvre afin de sortir de façon durable le pays de la crise de légitimité qui mine la paix et le développement.
AFN: Au cas où le gouvernement fonçait droit pour organiser les élections le 20 décembre en brandissant le délai constitutionnel, qu’allez-vous faire? Boycotter ? Si oui, ne craignez-vous pas le scénario 2002 ?
L’argument de délai constitutionnel brandit par le Gouvernement pour des élections législatives dans la précipitation est fallacieux et un leurre. L’article 52 de la Constitution (toilettée) règle ce problème. En effet, il dispose : «les membres de l’Assemblée Nationale et du sénat sortants, par fin de mandat ou de dissolution, restent en fonction jusqu’à la prise de fonction effective de leurs successeurs. » Il suffira que l’Assemblée nationale prenne un acte prolongeant la validité des députés. Nous sommes dans cette situation actuellement ; et nous avons déjà une expérience en la matière : les élections législatives passées de 2013 auraient dû avoir lieu en octobre 2012 ; cependant, en raison des « difficultés », elles ont finalement été organisées en juillet 2013 : sans que personne ne trouve à redire ! Il ne faut cependant pas que cette prolongation soit « infinie » : vous vous rappelez du cas du Gabon. Il ne faut donc pas nous fatiguer avec ce disque rayé de délai constitutionnel. Nous ne voulons pas une prolongation inutile surtout que nous sommes pressés de voir l’alternance survenir au Togo.
Nous avons demandé à la CEDEAO de nous communiquer le chronogramme pour la mise en œuvre de la feuille de route en tenant compte des réformes constitutionnelles, institutionnelles et électorales ainsi que le calendrier électoral. Avec l’assistance des experts électoraux que la CEDEAO va recruter, nous devons nous entendre sur un chronogramme réaliste pour ce qui concerne les délais nécessaires pour organiser des élections. A cela, il faut ajouter le temps nécessaire pour les réformes. Si ce chronogramme adopté consensuellement peut conduire aux élections le 20 décembre, alors nous irons aux élections le 20 décembre. Si non, il faudra que la CEDEAO nous montre la magie que le Gouvernement utilisera pour que des élections crédibles et transparentes puissent être organisées sans tenir compte des délais que nous aurons ensemble identifiés.
Si le Gouvernement veut organiser les élections sans une entente préalable sur un chronogramme précis, il faudra que la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO puisse expliquer à la population togolaise et des pays membres de la CEDEAO les raisons pour lesquelles elle peut accepter un tel comportement irresponsable. La crédibilité des deux Facilitateurs sera grandement en jeu. Nous ne sommes pas naïfs : nous surveillons sérieusement ce qui se passe et les actes de tout un chacun. La CEDEAO sait les conséquences tragiques de leur comportement en 2005, lorsqu’elle avait refusé de suivre nos recommandations pour un délai supplémentaire raisonnable avant de convoquer le corps électoral pour des élections crédibles et transparentes.
Pour le moment nous pensons que des efforts seront faits pour que nous ayons des élections inclusives, transparentes, crédibles, équitables et apaisées.
AFN: Pour terminer, la C14 annonce reprendre les manifestations de rue, alors qu’au même moment un membre de cette même C14, le PNP dit s’opposer à cette idée. Finalement, ça ne fait pas un peu désordre ?
Il est vrai que le PNP n’est pas d’accord pour l’organisation de manifestations actuellement. Il aurait été plus intéressant que la décision de reprises des manifestations ait l’adhésion des 14 partis politiques membres de la C14. Mais sachez qu’il n’est pas facile d’avoir l’unanimité de 14 entités. Cette situation ne doit pas être interprétée comme une crise au sein de la Coalition. L’important c’est que nous nous entendons sur l’essentiel : l’alternance le plus tôt possible.
Interview réalisée par JC BAKALI pour AFN