
Olivier d’Auzon est consultant juriste auprès des Nations unies, de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Il a notamment publié : Piraterie maritime d’aujourd’hui (VA éditions), Et si l’Eurasie représentait « la nouvelle frontière » ? (VA éditions), Piraterie maritime, l’Afrique à l’abordage, Le Grand échiquier de Poutine, L’Inde face à son destin (Lavauzelle), ou encore La Revanche de Poutine (Erick Bonnier). Il a publié de nombreux articles sur FILD, Atlantico.fr, Sputnik, et a tenu un blog sur Huffington Post France, Québec et Maghreb. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @OdAUZON. Dans cette libre opinion, il revient sur la situation de piraterie qui s’évie dans le golfe de Guinée. Lisez plutôt.
Le Nigéria vient de lancer officiellement son programme Deep Blue contre la piraterie. Ce programme qui bénéficie d’une enveloppe de 195 M$ actionnera tout aussi bien des forces militaires maritimes que terrestres ou aériennes pour sécuriser les eaux territoriales nigériannes le long du Golfe de Guinée.
Le Golfe de Guinée qui s’étend sur 6 500 km des côtes du Sénégal à l’Angola, s’est substituée à la Somalie dans la hiérarchie des zones les plus dangereuses pour la navigation. C’est ainsi que selon le dernier rapport du Maritime Information Cooperation & Awareness Center (MICA Center), le centre d’expertise français dédié à la sûreté maritime, à compétence mondiale. Le golfe de Guinée a enregistré 114 évènements liés à la piraterie et au brigandage tandis que le nombre de marins kidnappés s’élevait à 142 en 2020.
La piraterie 2.0 Les pirates ont démontré leur capacité à réviser leurs modes de fonctionnement en réponse au comportement de l’industrie maritime et aux États côtiers. En regardant cette zone, confirmée comme le principal point chaud de la piraterie maritime au monde depuis près de cinq ans, il est intéressant de considérer cette évolution.
Avant 2010, la piraterie dans le golfe était limitée aux zones côtières à moins de 30 milles marins du rivage. Alors que les navires se tenaient à distance du rivage, les pirates amélioraient leur rayon d’action avec l’utilisation de vaisseaux mères, mais aussi, très rapidement, avec une nouvelle capacité d’exploiter leurs skiffs sans vaisseaux mères jusqu’à 100-120 milles marins du rivage. Ils ont amélioré leur endurance, leur capacité à naviguer en toute sécurité et leur communication pour se connecter avec leurs cibles.
Cette évolution rapide est, techniquement, impressionnante. Leurs modes d’embarquement évoluent également rapidement. Des photos de la tentative d’embarquement du MT Scarabeon le 25 mars 2020 au large du Nigéria montraient l’utilisation d’une échelle en aluminium estimée à près de 10 mètres de long. Les pirates ont pu soulever l’échelle d’un esquif naviguant à grande vitesse le long du navire.La « règle » établie dans le passé dans l’océan indien (navires voyageant à 18 nœuds = pas d’embarquement) est ici enfreinte. Les pirates ont non seulement utilisé l’extension de leur rayon d’action pour naviguer au large, mais ils ont également navigué tout le long de la côte ouest-africaine pour atteindre des « zones molles » pour kidnapper des marins. La rançon payée pour la libération des gens de mer a considérablement augmenté, certains cas atteignant 1 million de dollars.Les pirates ayant démontré leur capacité à prendre de l’avance sur les stratégies de défense de l’industrie maritime, il est intéressant d’essayer de déterminer à quoi ressemblera la piraterie à l’avenir. Le golfe de Guinée offre un patchwork important d’actes criminels maritimes avec embarquement, détournement, transfert de navire à navire sur des pétroliers détournés et enlèvement. Le soutage illégal qui se produit dans les innombrables canaux de l’État du Delta au Nigéria sont assurément difficiles à contrôler. Il constitue un terrain naturel fertile pour générer facilement des financements qui sont ensuite utilisés pour financer des actes de piraterie offshore.La crise économique actuelle aura probablement un impact sur le financement militaire et le nombre de plates-formes navales utilisées pour la sécurité maritime, laissant aux pirates une plus grande liberté d’opérer.La menace de piraterie dans le golfe de Guinée pourrait s’étendre de manières suivantes :
Identification des zones « molles »
Des attaques récentes, comme l’incident du Blue Marlin en mai 2019, montrent que des pirates opèrent dans les eaux proches de West Malabo et du sud du Nigeria, en supposant qu’il s’agissait d’une zone non militarisée. Il est probable que, étant donné que les pirates puissent actuellement opérer à plus de 150 milles marins du rivage sans avoir besoin d’un navire-mère, ils poursuivront davantage ces territoires à l’avenir.
Le Kidnapping dans des zones de mouillage non protégées
Le Kidnapping dans des zones de mouillage non protégées est actuellement le principal modèle d’enlèvement en mer. L’établissement d’une couverture de sécurité au sein de ces zones de mouillage reste coûteux (un navire de sécurité avec une équipe militaire embarquée). Les navires susceptibles d’être visés par les pirates seront impactés par la crise économique et resteront donc longtemps ancrés avec un équipage réduit et une veille ISPS fréquemment assoupie.
Capacité d’embarquement Les pirates utilisent actuellement des échelles en aluminium équipées de crochets, et il existe plusieurs options avec un poids réduit, mais offrant la même fonctionnalité à un coût moyen et une efficacité élevée. Malgré les difficultés de manipulation du matériel d’embarquement actuellement utilisé, le taux d’embarquement dans le golfe de Guinée est déjà très élevé. Extension de la zone de confort criminelle · 1. Les mouillages nigérians (Cotonou, Lomé, Limbé, Douala, Port-Gentil) ont été visités par des pirates ces derniers mois. De nombreux membres d’équipage ont été enlevés, puis relâchés principalement dans le delta. Les pays concernés ont mis en place des mesures complémentaires : des patrouilles militaires permanentes et/ou une équipe de sécurité de la Marine embarqueront dès que les navires seront ancrés. Les pirates vont probablement étendre leur portée et tester d’autres zones de mouillage encore non armées.· 2. Les navires en transit dans le golfe de Guinée utilisent un navire d’escorte de sécurité lorsqu’ils franchissent la ligne 100-120 milles marins à partir du rivage. Une extension de cette fourchette serait difficile pour des raisons logistiques (autonomie des navires de sécurité) et pour des raisons économiques (le tarif journalier d’un navire de sécurité est d’environ 10 à 12 000 $). Les pirates, capables d’opérer au-delà de cet horizon, à plus de 120-140 milles marins du rivage, continueront probablement à rechercher des navires sans contrainte sachant qu’ils ne feront pas face à la menace d’une réponse rapide d’un navire militaire.
Kidnapping au large
La principale cible des pirates dans le golfe de Guinée est actuellement les membres d’équipage expatriés. 151 expatriés ont été enlevés en 2019. Ce nombre était de 116 en 2018, 69 en 2017 et 38 en 2016. Les enlèvements sont restés élevés en 2020 et le resteront dans les années à venir. L’enlèvement massif d’une vingtaine de membres d’équipage est devenu une habitude depuis mi-2018.La raison principale tient au fait que les pirates peuvent alors exiger d’énormes sommes d’argent de rançon. La rançon moyenne a multiplié par 400 % au cours des trois dernières années. Il n’est pas certain que cette approche dure ou non dans le futur, car la gestion de 20 membres d’équipage enlevés soulève des problèmes de santé et de logistique pour les pirates. En 2019, deux membres d’équipage sont morts lors de leur enlèvement. Ainsi, il est possible que le nombre de membres d’équipage enlevés diminue, mais le montant demandé pour la rançon restera le même. L’enlèvement de l’équipage au complet crée bien sûr un nouveau risque, car le navire est laissé à la dérive, sans pilote.
Les Cibles
Les groupes de pirates bien structurés peuvent s’appuyer sur un réseau d’information couvrant les zones portuaires le long de la côte ouest africaine. Ces réseaux de renseignement fournissent des informations sur le navire, l’équipage, le chargement, la planification et les futurs ports d’escale. Sur Internet, certains services payants permettent de localiser la flotte mondiale, en instantané.
Le Golfe de Guinée : zone stratégique
Or le golfe de Guinée revêt une importance stratégique qu’il y a lieu de souligner car il représente :
- Près de 50 % de la production pétrolière du continent africain, soit 10 % de la production mondiale.
- Une réserve de 100 milliards de barils de pétrole.
- Une perte estimée à 40 000 barils par jour à cause d’actes illicites en mer depuis 2013.
- 90 % du volume des échanges des États de la zone qui empruntent les routes maritimes du golfe de Guinée.
- 4000 milliards de m3 de réserve de gaz naturel.
- Plus d’un million de tonnes de pêche chaque année.
- Environ 40 % du volume de poissons pêchés dans les eaux de l’Afrique de l’Ouest, issus de la pêche illicite (soit une perte annuelle de plus de 1,5 milliard de dollars pour les États de la zone). [1]
Face à l’insécurité des navires et des équipages au large de la côte ouest de l’Afrique, des armateurs à l’instar de l’International Chamber of Shipping, Bimco (association d’armateurs représentant plus de 60 % du tonnage mondial) et d’Intertanko (exploitants de vraquiers) qui ont milité pour une solution militaire, ont salué l’initiative « Deep Blue »
Par ailleurs, les associations maritimes ont milité pour anticiper et répondre aux questions des équipages d’où l’importance des Best Management Practices West Africa, qui est un véritable recueil de consignes, publié en 2020 à l’intention des navires de commerce qui naviguent dans cette zone . Concrètement il s’agit de mettre des barbelés, s’entraîner à se réfugier en citadelle, prévoir la mise en place de lances à incendies…
De plus, des navires de guerre de différents pays européens s’organisent pour être présents dans le golfe. La marine française est notamment déployée dans le cadre de l’opération Corymbe depuis une trentaine d’années et assure une présence française dans le golfe.
Pour autant cette initiative sera t-elle en mesure de répondre à leurs espérances ?
Pour coordonner les efforts, les Nigérians ont mis en place un centre de commandement et de contrôle basé à Lagos qui assurera également la liaison avec les autres efforts de sécurité régionaux.
De plus, afin de renforcer les capacités de sa marine nationale avec de nouveaux moyens d’intervention tels des hélicoptères, des drones et des vedettes rapides. Abuja (Nigéria) a enfin promulgué la loi anti-piraterie. (The Suppression of Piracy and Other Maritime Offences Act 2019). Pour rappel, le tribunal de l’État du Delta nigérian a condamné en se fondant sur cette nouvelle loi, en août 2020, trois hommes à une amende de 52 000 $ chacun pour avoir détourné un navire en mars 2020 et obtenu une rançon de 200 000 $ pour la libération de son équipage.
Jusqu’à présent, le système judiciaire, jugé peu fiable car beaucoup trop corrompu, ne permettait pas aux pirates de se voir condamnés.
Enfin, sans un cadre juridique régional harmonisé, le jugement d’affaires juridiques est entravé : les criminels peuvent commettre un crime dans un état et s’enfuir dans un autre, sans réel risque d’être poursuivis. L’absence d’un cadre juridique harmonisé, la définition floue de crime, et les problèmes de juridiction dans le golfe de Guinée, sont cités comme les principales raisons expliquant le faible nombre de procès pour piraterie dans la région, malgré des arrestations réussies. Sans un accord de partage de preuves et de production de témoins à l’échelle de la région, il sera extrêmement difficile de poursuivre les auteurs de crimes maritimes.
Or l’état de droit, que ce soit sur terre ou sur mer, est essentiel à la sécurité et à la gouvernance maritimes dans le golfe de Guinée. À des degrés divers, les pays de la région sont confrontés à la corruption, à un manque de cadres juridiques, à une marginalisation économique et à une exclusion politique. S’ils ne sont pas résolus, ces problèmes risquent de compromettre la sécurité de la région.
En parallèle, l’Union européenne a misé en janvier dernier sur le concept de présences maritimes coordonnées. Son objectif consiste à recourir aux ressources navales et aériennes des Etats membre pour accroître sa capacité d’agir. Dans cette perspective l’UE à en tête un « instrument souple et léger » via une cellule de coordination au sein de l’état-major de l’UE et s’adossant au réseau MARSUR, bras armé technique de l’Agence européenne de défense. Il sera « en étroite collaboration avec nos partenaires africains de l’organisation de l’architecture de Yaoundé engagée dans lutte contre la piraterie maritime
Or les réponses apportées tant par le Nigéria que par l’UE sont-elles à la hauteur des enjeux ? Rien n’est moins sûr…
Pour rappel, jadis une réponse militaire avait été apportée aux détournements dans le Golfe d’Aden, qui a été l’épicentre mondial de la piraterie de 2001 à 2012. Des gardes armés et des bâtiments de guerre dépêchés par l’UE (Atalante), l’OTAN et une force opérationnelle dirigée par les États-Unis pour protéger les navires empruntant le canal de Suez, ont manifestement donné des résultats.