Si aujourd’hui l’Afrique francophone est de nouveau mise au-devant de la scène médiatique et politique par la plus triste des manières, à savoir ses tourments sécuritaires, terroristes et migratoires, il faut garder en mémoire que les causes à l’origine des crises sous-jacentes sont entre autres agricoles. La pauvreté rurale dans certains pays d’Afrique est telle qu’elle contribue à « nourrir » des sentiments d’exclusion, d’exile, voire de rébellion.

L’enjeu est aujourd’hui de se forger une nouvelle expertise sur le développement agricole, mobiliser davantage de moyens, non seulement pour contrer la sous-alimentation qui ne cesse de croître dans les campagnes africaines mais, également, pour poser les fondations solides du progrès technique, économique et social. Or, les politiques publiques agricoles de différents pays peinent encore à répondre aux besoins des populations, notamment sur le plan de la sécurité alimentaire, mais aussi en raison d’un contexte mondial qui favorise peu les pratiques agricoles dans ces pays. D’ailleurs, la géopolitique mondiale, les normes et les pratiques en matière d’aide au développement et d’aide humanitaire ont sensiblement évolué depuis 20 ans. Entre temps, on a vu naître de nouvelles formes de compétition entre acteurs de la solidarité internationale et, en vis-à-vis, une plus forte quête de souveraineté en Afrique, nourrie d’une citoyenneté affirmée. Un défi pour l’Europe et aussi pour la France, qui bénéficie d‘une longue histoire en matière de coopération agricole, a vu le jour.

Les Nations Unies ont tout intérêts à renforcer l’agriculture en Afrique. En effet, la malnutrition et, dans certains, l’absence de ressource génère des conflits. L’agriculture peut constituer un véritable remède qui contribue à la résilience des peuples en conflits ou ayant subi un conflit et peuvent chemin faisant, être un vecteur de stabilisation et d’émancipation des populations. Toutefois, sa prégnance à l’échelle d’un pays est le corollaire immédiat de la politique qui s’y applique, qu’elle soit nationale, internationale ou même bilatérale. L’appréciation faite du rôle de l’agriculture dans la gestion des conflits, dans la stabilisation des communautés n’est pas toujours linéaire, tant elle porte beaucoup de disparités qualitativement, mais aussi négativement. Il convient alors de voir plus en profondeur, les conflits qu’engendre l’agriculture ou les pratiques agricoles, comment contribue-t-elle concrètement à la gestion des conflits, à la préservation d’un bon climat social, à la stabilisation des communautés (Roscoe, 2013).

En revanche, cette appréciation du rôle de l’agriculture doit également considérer le type de politique mis en œuvre car ce dernier fournit les moyens et l’impulsion nécessaire à l’optimisation du rôle de l’agriculture.

Le lien entre la prévention des conflits et le développement revêt une importance bien particulière dans une région du monde qui abrite près de 60% des missions actives de maintien de la paix des Nations Unies
Et bien que les conflits armés à travers l’Afrique dans son ensemble aient régressé au cours des dernières années, ils sont hélas toujours présents avec des conséquences de plus en plus dévastatrices tant dans le court, le moyen et le long terme.

Deux grands axes sont ainsi à analyser. Il s‘agit d‘une part, de l’agriculture et les conflits. D‘autre part, l’agriculture en Afrique au regard des politiques internationales, bilatérales, humanitaires et nationales.

1. L ’agriculture et les conflits

L’agriculture y joue trois rôles, souvent interdépendants :

● L’agriculture comme facteur de conflit et de prévention des conflits
● L’agriculture comme moyen de résilience post conflits

1.1. L‘agriculture comme un facteur de conflit.

Les pratiques agricoles dans leur diversité, peuvent hélas, être une source de conflit entre les différents acteurs partageant le même espace social donné, qu’il s’agit d’une cohabitation pérenne ou saisonnière. Ces acteurs sont agriculteurs, éleveurs, voisins pratiquant autres activités et partagent bien plus que des clôtures en commun. Tous ont à cœur la préservation de la qualité des sols et des eaux qui les entourent, la prospérité économique de leur collectivité, l’épanouissement des enfants, etc.

Ce tableau presque harmonieux est hélas jalonné de conflits de différentes sortes.
Les questions liées à l’aménagement des équipements, à la diffusion et à l’intensité des odeurs, les nuisances sonores et leur fréquence, le foncier, la destruction des cultures par des animaux, l’absence ou encore l’insuffisance d’eau et de nourriture, sont bien souvent la source profonde nés des pratiques agricoles inadaptées. De plus, il y a lieu de souligner que les fermes sont devenues des lieux d’affaires de leurs propriétaires. La réussite agricole tient désormais à une pratique extensive dévorante bien souvent au détriment de l’agriculture familiale. Les agriculteurs sont ainsi de plus en plus enclavés par de nouveaux venus aux pratiques nouvelles et parfois dotés d’une connaissance approximative des règles de vie commune qui peuvent être source de différends.
Favoriser l’agriculture en Afrique, c’est contribuer non seulement à une sécurité alimentaire mais aussi, à prévenir les conflits. Le soutien à l’agriculture et le développement rural, la dynamique de création d’emploi s’enclenche et la stimulation de recrutement des jeunes se matérialise. Cette dynamique d’occupation positive des jeunes peut d’ailleurs contribuer à prévenir les effets migratoires des populations jeunes en errance totale dans les zones rurales, tout en état un remède au processus pouvant conduire à la radicalisation. Ce n’est donc pas un hasard si une grande partie du travail de la ONUAA vise à promouvoir le développement durable et, à renforcer la résilience des populations rurales. Les pratiques agricoles sont ainsi invitées à assurer la transition de la guerre à la paix durable, comme ce fut le cas en Angola et en République démocratique du Congo.

1.2. L’agriculture comme moyen de résilience post conflits

Si elle peut servir de rempart à l’émergence des situations pouvant conduire aux conflits, l’agriculture peut également aider à sortir durablement du conflit en se positionnant comme un moyen de résilience efficace.

L’agriculture peut ainsi contribuer à la mise en œuvre d’une politique de désarmement, de démobilisation, de réintégration et de rapatriement (DDRR) des anciens combattants (souvent très jeunes) en permettant à ces derniers d’acquérir des compétences et techniques agricoles, les connaissances nécessaires dans le maniement des outils agricoles et même de gestion. Ce faisant, elle devient pour eux, une voie de sortie tangible et sérieuse pour une nouvelle vie hors des rangs des milices et où, ils peuvent subvenir à leurs besoins.

Pour le ONUAA qui a œuvré dans ce secteur en RDC, il est possible de transposer cette stratégie à de nombreuses autres situations post-conflit. D’ailleurs, ses récentes conversations avec les dirigeants de la République centrafricaine visaient à mettre l’agriculture au centre du relèvement du pays en assurant la sécurité alimentaire et l’emploi aux jeunes ruraux.

Ainsi, la prévention et la résolution des conflits nécessitent des conditions sûres et résilientes qui répondent aux besoins des populations rurales, tant en termes de nutrition que de moyens d’existence. La sécurité alimentaire, les moyens d’existence et la paix durables sont interdépendants : il ne peut y avoir de paix durable sans l’affranchissement de l’état des besoins

C’est donc à juste raison que la ONUAA est à pied d’œuvre aux côtés de ses partenaires en Ethiopie, au Kenya et en Somalie pour promouvoir l’utilisation pacifique des ressources naturelles et prévenir la propagation des maladies animales transfrontières, tandis qu’au Sahel, le pastoralisme et l’autonomisation économique des femmes rurales (Creevey, 1986) sont au cœur de la feuille de route de l’Organisation en vue de renforcer la résilience de la région.

2. L’agriculture en Afrique au regard des politiques internationales, bilatérales, humanitaires et nationales.

S’il est vrai qu’en toute chose, les pays africains doivent eux-mêmes veiller au développement de leur agriculture, apporter la suffisance alimentaire aux populations, développer l’économie de subsistance due à l’agriculture grâce à l’innovation dans les pratiques, à la transformation des produits, à l’exportation et pas seulement des produits non alimentaires, et à une prévention et gestion efficace des conflits, il est pourtant vrai que ces différents pays subissent l’influence des politiques internationales, des programmes de co-développement, des coopérations bilatérales et parfois aussi, malheureusement de l’action négative de certains humanitaires.

2.1. Le développement agricole, le parent pauvre de l’aide internationale en Afrique

L’adoption des 8 objectifs du millénaire pour le développement (OMD) en 2000 apparaît comme un énorme progrès en matière de coordination et d’efficacité de l’aide internationale : l’attention de tous les bailleurs est désormais concentrée sur des priorités sociales bien définies et consensuelles (éducation, santé, lutte contre le sida, égalité des sexes…). L’Afrique est accompagnée dans cet effort de convergence par l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) lancée quelques années auparavant, à partir de 1996 : celle-ci « impose » la mise en place de politiques à peu près toutes identiques pour chacun des pays des DSRP (documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté) souvent imposés par la Banque Mondiale et le FMI. Mais de tristes mémoires, ces DSRP ont causé bien de dégâts dans beaucoup de pays d’Afrique où les cultures d’exportation ont pris le pas sur les cultures vivrières, mais surtout ont provoqué des résultats opposés aux objectifs initiaux et mené à un plus grand appauvrissement des populations.

Pour autant, le développement agricole va se retrouver, pendant deux décennies, totalement négligé dans les négociations. Le progrès technique et social dans les zones rurales n’est plus une fin en soi mais présenté comme un « effet attendu », sinon un « effet espéré », de l’amélioration de la « gouvernance ». Les programmes d’appui aux filières laissent progressivement la place aux dispositifs de certification, au libre-échange, du moins pour les quelques spéculations à vocation d’exportation, celles sur lesquelles les ports du golfe de Guinée avaient basé leur développement dans les années qui ont suivi la décolonisation (cas du café, du cacao, de la banane, etc.). Les accords UE-ACP tiennent à ce « privilège d’accès » : l’Afrique est dans le voisinage de l’Europe et elle doit pouvoir y vendre ses productions de qualité. Mais dans bien des cas, c’est l’inverse qui s’est produit. Les pays africains peinent à écouler leurs productions sur le marché européen alors qu’au même moment, ils importent beaucoup des pays européens.

Si l’Union africaine s’est entendue à Maputo, en 2003, pour réinvestir dans l’agriculture familiale, ce le sera dans l’indifférence du reste de monde. Il a fallu attendre l’année 2008 pour voir des consciences s’élever de nouveau.
En effet, en 2008, à l’occasion de « la crise alimentaire » et des « émeutes de la faim », on réalisera que l’initiative était heureuse, on réalisera combien l’agriculture est restée absente du « scope » des bailleurs. La proposition de la France de créer un « partenariat mondial pour l’agriculture et l’alimentation » au sommet de la ONUAA en juin 2008 ne changera pourtant pas grand-chose. Il en sera de même, quelques années plus tard, à la COP 21 en décembre 2015 : l’Afrique a alors exigé du « fonds vert » des montants à la hauteur des besoins de ses campagnes (au total, 100 milliards de dollars par an pour l’ensemble des pays en développement). A un an de l’échéance fixée par l’accord de Paris (qui est 2020), force est de constater que les moyens ne sont pas au rendez-vous. Il y a urgence, car le taux de sous-alimentation, sur le continent, qu’on le veuille ou non, commence à réaugmenter de façon alarmante (rapport de la ONUAA année ?) et cette sous-alimentation concerne une grande partie des zones rurales.

En fait, les Etats occidentaux ne croient pas (ou ne croyaient pas) aux différentes démonstrations qui leur sont faites par la société civile africaine qui pourtant connaît mieux les réalités locales.
Depuis 2010, la population urbaine mondiale dépasse en nombre d’habitants la population rurale et on se plait à penser que l’Afrique, bien que toujours très rurale, n’échappera pas à ce mouvement de fonds caractéristique d’une urbanisation accélérée. La bidonvilisation est déjà très présente et la priorité est de faire en sorte que les populations vivent décemment dans les villes (Gulyani & Bassett, 2007) : on investit dans l’accès à l’eau potable, dans l’assainissement, dans les centres de santé, à la faveur notamment de la progression des grandes pandémies comme le VIH/SIDA. Même la France (dont l’AFD) suit ce chemin : pour elle, « l’Afrique de demain » s’organisera en réseaux autour et entre grandes mégalopoles, notamment littorales.

2.2. Les réponses parfois inadéquates des humanitaires

La généralisation des réponses humanitaires face à l’insécurité pourrait conforter la déconnexion des modes de solidarité nationale, en défaveur du monde rural ou être le signe tangible de la faiblesse des politiques publiques nationales, confrontées à l’absence de volontés politiques, à l’insuffisance des moyens, à un contexte géopolitique embué.

La pauvreté rurale (Gana, 2014) grandissante fait le lit des prosélytes intégristes, au Sahel notamment : des jeunes en grands nombres sont séduits, ceux-ci n’ayant pas d’autres possibilités, en guise de sombre destin, que de choisir la radicalité. Le centre de gravité des aides internationales doit donc se déplacer dans les campagnes pour résorber la misère.

Convaincu de l’intemporalité de la théorie de la « bonne gouvernance », on projette dans ces zones les mêmes types de projets que ceux mis en œuvre en milieu urbain. On garde en tête que les crises sont « nourries » d’un manque de représentativité, d’un manque de rigueur dans la gestion des finances publiques et des « biens publics mondiaux », d’un manque de compétences aussi (« capacity »). Les initiatives « macro », les « grandes annonces », ne manquent pas pour donner l’illusion que les choses vont désormais changer, que l’efficacité désormais guidera l’action : elles s’appellent Alliance Sahel, FEDD (fonds européen de développement durable), etc. Peu importe le nom : le discours accompagnera ce paradigme et on réaffirmera comme finalité la prévention des conflits plutôt que leur résolution.

Nonobstant, les outils ne sont pas là ou plus exactement ne sont plus là. Les appels à projets (ou « facilités ») créés « sur mesure », pour donner l’illusion d’une responsabilité assumée et d’une moralité irréprochable (en termes de gestion comptable des deniers publics), évoluent vers un mode contractuel bilatéral exclusif liant bailleurs et opérateurs, agences ONUsiennes et ONG. Or le « droit d’ingérence », hérité des années 1970 où se forgeait alors les normes modernes de l’interventionnisme humanitaire, ne peut être invoqué en toute circonstance, en tout cas pas au prix d’une fragilisation injustifiée des maîtrises d’ouvrage et des maîtrises d’œuvre nationales. La solidarité internationale glisse vers la charité et marque la fin du respect de la déclaration de Paris de 2005 qui redonnait aux Etats un rôle central en matière de pilotage de l’aide.

Cette économie de l’humanitaire, qui pèse aujourd’hui plusieurs dizaines de milliards de dollars, bute face à la dualité voire l’incohérence des objectifs affichés. En effet, comment monter des programmes qui servent à la fois la lutte contre la pauvreté dans des régions reculées d’Afrique et la protection des nations « donatrices », notamment face à l’immigration « illégale » et incontrôlée en Europe et face au péril terroriste ? Comment faire le lien entre deux sujets qui n’ont de fait aucun rapport entre eux, si ce n’est dans l’esprit des faiseurs d’opinion et de certains partis politiques ? Comment, quoiqu’il en soit, prétendre aider de façon pertinente les populations de zones où aucun expert étranger, décisionnaire et gestionnaire des subsides, n’est plus guère autorisé à aller et où il n’ira peut-être jamais tout le long de sa mission ? Comment donner la place qu’il convient aux experts nationaux souvent très peu pris en considération ? Et comment parvenir à conjuguer pour l’intérêt général, une optimisation des apports des experts nationaux et internationaux ?

Pourtant, les Etats africains « jouent le jeu » du dialogue et des grands sommets internationaux. Leurs dirigeants savent bien que le continent est vu, à tort, comme un ensemble homogène et que l’on a oublié déjà depuis longtemps leurs « origines rurales ». Ils ne sont pas dupes, ils ont pertinemment conscience que leur image dans l’opinion publique occidentale reste très influencée par des médias de plus en plus déconnectés des réalités rurales, ceux-ci ne prenant plus la peine de conduire des investigations longues et des recherches de fonds, faute d’accès, faute d’argent, faute de spécialistes : stigmate des années 1980 et des prises d’otages de l’époque, les théâtres de crise ne sont plus guère prisés que par de jeunes pigistes, sans expérience, qui, pour progresser, se doivent, eux, de « prendre quelques risques » ; qu’importe la qualité des reportages, il faut produire des brèves et les vendre aux rédactions… La Centrafrique est emblématique de cette dichotomie entre réalité politique et réalité médiatique. Mais la généralisation ne peut être de mise, car il existe fort heureusement des journalistes qui parviennent encore à faire un travail de fond avec objectivité.

Les leaders africains n’ont pas la prétention de changer la situation. Au contraire, ils chercheront ailleurs des coopérations pour « compléter » celles des Nations Unies et celle des membres de l’OCDE.

2.3. La place des politiques publiques nationales.

Les politiques publiques agricoles face à la coopération agricole et géopolitique sont un mix d’éléments disparates mais complémentaires : savoir combiner multipolarité, politiques d’émergence et émancipation économique

L’Afrique se dote, à partir de 2001, de « politiques d’émergence » (contemporaine au lancement du NEPAD) : plus que des discours, ces « visions » visent à rattraper un retard en matière d’investissement dans les infrastructures, de croissance économique et de création d’emplois. La vie intense des villes, qui représente 38% de la population du continent (chiffre de 2017), confortée par le développement du numérique et des réseaux sociaux, hâte les décideurs à répondre impérativement au désir d’émancipation d’une jeunesse de mieux en mieux formée et de plus en plus désireuse de prendre part à la gestion des affaires publiques. Les revendications de celle-ci incluent bien souvent celles de la jeunesse rurale, dont elle se sent liée par solidarité générationnelle et identitaire.

A partir de 2017, avec le péril terroriste au Sahel, l’Europe, enfin, contrainte, prend la mesure de l’ambition légitime de l’Afrique pour le développement rural. Elle semble prête pour en refaire un des fondements de sa nouvelle coopération avec son continent voisin. Jean-Claude JUNCKER et Emmanuel MACRON rappelleront leur volonté de décloisonner l’aide pour garantir des leviers en matière de compétitivité. C’est un passage obligé, pense-t-on, afin de parvenir à « fixer » les populations paysannes. Des passerelles sont à trouver pour que l’argent public stimule le secteur primaire et soutienne le « désenclavement ».

Les cultures de rente, valorisant les exploitations familiales, que ce soit pour l’exportation ou les marchés nationaux, répondent à cette nouvelle aspiration. Les instruments juridiques d’aujourd’hui (directives de l’OHADA : Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires) permettent la mise en place de modèles d’agriculture contractuelle. La cogestion des filières garantit une juste rémunération de la matière première, élément important pour éviter la « trappe » de la pauvreté que pourrait générer l’isolement des populations situées dans les zones sous l’emprise des groupes armés. Là, les moyens de production ne sont plus assistés par les humanitaires : ils se reposent sur les rapports commerciaux et financiers liant acteurs des villes et des campagnes. L’Afrique a créé son corpus juridique ; elle n’a pas attendu les « lignes directrices » de ses principaux donateurs.

Pour autant, on constate une étanchéité persistante entre aide au développement et secteur privé formel. Les initiatives comme le plan d’investissement extérieur de l’Union européenne sont louables mais elles risquent fort de créer des effets de concentration dans les régions prospères et les villes, là où les banques de développement auront plus de garantie de réussite et de visibilité. Les zones rurales pourraient voir se confirmer un « assèchement de l’aide au développement », conforté par des incompréhensions intergénérationnelles et culturelles déjà visibles et qui opposent d’une part les leaders ruraux formés dans les années 1990 au développement local « à la base » et au mouvement syndical, et d’autre part les chargés de projet des agences des Nations Unies et des ONG, missionnés pour distribuer biens et services, et qui ont, eux, souvent 30 ans de moins ; ce sont des « Tweetos » sensiblement plus « médiatico-compatibles »…

L’aide humanitaire augmente plus que l’aide au développement et au-delà des chiffres, ce sont les corpus de normes qui pourraient à terme rentrer en conflit, tant il est difficile de privilégier, sans risque d’être taxé d’anti-progressisme, une forme d’intervention plutôt qu’une autre (projets dits d’urgence, totalement subventionnés vs projets à vocation économique partiellement soutenus par les pouvoirs publics). Entre coopération « traditionnelle » avec l’Europe, les institutions de Bretton Woods et les Nations Unies, perçue selon les cas comme procédurière, conditionnelle mais, se dit-elle, « bienfaisante », coopération bilatérale avec les nouvelles puissances désireuses d’influer sur le continent, comme la Chine, la Russie, les États-Unis, et coopération avec des investisseurs non étatiques et privés, quitte à concéder des droits sur les ressources naturelles, le sol et le sous-sol… l’Afrique fait son choix : elle n’exclut pas, elle ne plie pas par faiblesse, elle combine. Cette accommodation n’est pas une marque d’irresponsabilité, mais plutôt celle d’une modernité assumée : elle pourrait très bien, au fil des années ou décennies à venir, forger de nouvelles règles de gestion des affaires publiques, qui nourriront l’universel.

Mais au-delà de toute considération, l’Afrique a-t-elle véritablement besoin d’une aide extérieure pour développer son agriculture et faire fasse à ses défis ? Les politiques publiques nationales ne devraient pas être sous tutelles des aides internationales, des autres politiques, furent –elles humanitaires ou non ; car dans ce monde de la rude concurrence, où la course est pour les intérêts catégoriels, l’Afrique doit pouvoir imposer son point de vue afin que toutes formes de coopérations soient et demeurent dans l’intérêt des populations. Ce n’est pas toujours, hélas le cas, et ce n’est pas toujours hélas.

Le continent africain est riche dans quasiment tous les secteurs et constitue une terre de développement à fort potentiel. L’agriculture dans ces différentes formes est l’un de ses principaux piliers de développement et qui peut apporter la stabilité tout en étant un authentique facteur de résilience des territoires en conflit. Pour ce faire, il urge de changer de paradigme, de pousser à une meilleure compréhension des enjeux et à la recherche des solutions les mieux adaptées.

On ne peut pas tout à la fois pleurer une Afrique victime du réchauffement climatique et son impact organisationnel (Alaktif J. & Callens S., 2019), de la faim et de la guerre, prédire qu’elle deviendra le grenier du monde, avec ses réserves de terres arables inestimables, et lui pronostiquer une urbanisation à la vitesse des dragons asiatiques… éviter les points de suspension et pourtant, c’est bien cette vision en kaléidoscope qui s’impose encore après deux décennies de « doctrine humaniste », postérieures au tiers-mondisme des années 1970 et aux ajustements structurels des années 1980. La volonté forte des gouvernants de concéder les ressources naturelles de leurs pays, en résonance avec leurs opinions publiques, ne doit pas répondre à un désintéressement des bailleurs vis-à-vis du secteur agricole, le plus grand pourvoyeur d’emplois et le plus réaliste des vecteurs de stabilité et de développement durable.

L’investissement dans les infrastructures, en appui aux politiques d’émergence, peut très bien se compléter par un investissement dans le progrès technique et de là amener à reconnaître la capacité d’innovation des campagnes et des populations qui les font vivre. A contrario, négliger la part de l’identité africaine nourrie d’une ruralité détentrice de valeurs morales à la fois ancestrales et modernes est une erreur historique.

L’Afrique a maintenant plus encore qu’hier besoin d’assurer un développement agricole harmonieux, respectueux de l’environnement et susceptible de permettre d’accès à l’autosuffisance alimentaire tout autant qu’à une stabilisation sociale, du fait des bénéfices économiques générés. Il conviendrait ainsi de bien cerner certains de ses différents rôles, ses faiblesses et les préconisations opérationnelles idoines dans la prévention des conflits, la résilience, la sécurisation et la stabilisation des populations rurales mais aussi urbaines. Cette exigence doit également être observée pour toutes les politiques agricoles internationales, qu’il s’agisse du co-développement, des coopérations bilatérales ou des actions humanitaires. Faute de quoi, les mêmes pratiques vont se poursuivre sans produire de vrais changements.

Pour une nouvelle étape utile et bénéfique aux populations, il faut changer.

Par Kag SANOUSSI
Expert en intelligence négociationnelle, Chercheur associé réseau Magtech-DIM Clersé, Président de l’Institut International de Gestion des Conflits (IIGC)

Avec les contributions et signatures de :

Abdelkader DJEFLAT
Université de Lille, Professeur, Fondateur du réseau Magtech-DIM Clersé, Expert sur l‘Innovation

Jamila ALAKTIF
Professeure à l‘IESEG School of Management, Chercheure associée Magtech-DIM Clersé, Experte sur le sujet de la diversité, travaille sur les questions liées à la responsabilité sociale des entreprises

William NDJAPOU
Doctorant à la faculté de droit de l‘Université de Bangui. Chercheur-associé IIGC

François GRUNEWALD,
Expert du Global Network on food crises des Nations Unies, Directeur général et scientifique du groupe URD

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